Au hasard de mes recherches d’écrits sur le temps, je suis tombé sur un excellent article publié par le journaliste Bernard Ginisty*, sur le site de nos amis de « Conversations essentielles ».

Il est d’une grande justesse.

Temps de rupture, temps de naissance

Une des grandes difficultés de notre société consiste à assumer des temps de plus en plus longs qui ne se définissent pas uniquement par l’emploi. Parler du rapport au temps, c’est parler du rapport au sens. Le calendrier des travaux et des jours traduit de façon très concrète les contraintes et la hiérarchie des valeurs d’une société. Toute liberté commence par la capacité d’habiter autrement le temps : l’esclave qui s’affranchit découvre que du temps peut échapper au maître, la liberté adolescente s’éprouve dans le bouleversement des rythmes du temps (on pense aux longues négociations avec les parents sur les heures de sorties nocturnes), les vacances se vivent d’abord comme du temps « vacant » qui échappe à l’impitoyable métro-boulot-dodo, les peuples qui se libèrent traduisent leur indépendance dans la création d’un nouveau calendrier festif.

Aujourd’hui, le maître des horloges qui définit le temps c’est l’économie. La société de la marchandise affiche avec clarté ses convictions profondes : «Time is money». Le jeu production-consommation doit suffire à épuiser la question du sens et de l’espoir. Non seulement production et consommation des choses, mais vision de soi-même comme quantité marchande à gérer à travers les plans de carrières ou plus prosaïquement les files d’attente au Pôle Emploi. Par ailleurs notre époque connaît les temps de spéculation débridée où une seule opération boursière peut permettre d’acquérir des patrimoines qui nécessitaient jadis le travail de vies entières. De nombreuses enquêtes nous montrent ainsi notre société juxtaposant des sinistrés de l’emploi condamnés au chômage, des travailleurs stressés vivant la crainte de la perte d’emploi et des rentiers suspendus aux variations boursières.

Cette situation ne manque pas de créer une angoisse devant un temps redevenu sauvage et indéterminé et suscite des réactions très diverses. Des responsables politiques calés dans leur langue de bois invoquent la «reprise». Les cow-boys du néolibéralisme nous somment d’accélérer dans une fuite en avant vers toujours plus de croissance. Les nostalgiques nous invitent à nous réfugier dans les anciennes matrices du sol, de la race, de l’identité religieuse. Derrière ces différentes attitudes perce la commune cécité devant ce qu’il faut bien appeler un changement de paradigme.

La crise que nous traversons est un temps de rupture. Il nous revient d’en faire un temps de naissance. Peut-être est-ce là le sens profond de l’expression « temps libéré » comme on parle de la libération d’une femme grosse d’un nouvel être humain. Toute naissance est déchirement, fragilité mais aussi joie de la vie qui gagne malgré et contre tout. Nous sommes appelés à vivre le temps des inventeurs de nouveaux modes de vie, comme nous y invite Gaston Berger, le philosophe de la prospective : « Il nous faut dépasser la conception trop étroite de la prévision positiviste, qui se contentait de prolonger le passé dans l’avenir. Demain ne sera pas comme hier. Il sera nouveau et il dépendra de nous. Il est moins à découvrir qu’à inventer. L’avenir de l’homme antique devait être révélé. Celui du savant d’hier pouvait être prévu. Le nôtre est à construire – par l’invention et le travail »

*Bernard Ginisty, philosophe de formation, a exercé durant de nombreuses années des responsabilités nationales dans la formation des travailleurs sociaux. En 1996, il est nommé président du directoire de la société ETC qui édite l’hebdomadaire Témoignage Chrétien, dont il devient directeur de la rédaction. Il a participé à la création d’ATTAC et est cofondateur de l’association Démocratie et Spiritualité.

Il participe régulièrement aux revues Sources et Alliance.

Site des Conversations essentielles: www.conversationsessentielles.com