La génération Y a suscité beaucoup de réflections, d’interrogations et d’analyses… mais qu’en est-il de la génération qui la suit, appelée « génération Z » ?.
Voici l’analyse du sociologue Patrick Lemattre, fin connaisseur du sujet et qui nous fait le plaisir de nous permettre de publier cet article.
Quand on cherche à décoder l’histoire des générations, deux approches, souvent présentées comme contradictoires, s’offrent à l’observateur.
L’une consiste à présenter cette histoire comme une série d’évènements qui s’inscrivent dans un éternel recommencement. Les jeunes, affirment les partisans de cette approche, sont peut-être différents de ce que nous étions quand nous avions leur âge, mais, la jeunesse n’étant qu’un état qui passe, il suffit d’attendre et l’on constatera qu’ils font toujours le même parcours, avec les mêmes objectifs et les mêmes contraintes.
La seconde démarche propose une lecture contextuelle. Ce qui change, affirme t-on, à vue d’homme, ce ne sont pas les comportements fondamentaux, c’est tout un contexte dans lequel ces fondamentaux se développent et qui façonne le logiciel culturel d’une génération. C’est la thèse de Goethe qui affirmait : “Vous n’êtes pas les enfants de vos parents, mais les enfants de votre temps”.
Quel horizon de temps correspond à celui des jeunes d’aujourd’hui ? Ils apparaissent en fait confrontés à deux horizons temporels imbriqués :
– l’un est celui du temps immédiat, celui des changements rapides, des cycles courts, de la réversibilité, de l’irruption en continu de nouveaux phénomènes. C’est la philosophie du surf, s’adapter pour “toujours en être”. Cette évolution fait exploser le concept même de génération, qui cède la place à une vision nouvelle de vagues comportementales, à régularité variable, à hauteur différenciée, avec des effets de tempête ou de mer d’huile, qui se suivent dans des délais nettement plus courts qu’une génération. Et l’effet de houle dominant semble actuellement provoqué par la technologie, qui transforme en continu les comportements, les conditions de vie, l’organisation et les méthodes de travail, la demande sociale, la hiérarchie des valeurs même.
– le deuxième horizon, c’est celui du temps long, le temps historique, celui de la réflexion, pour se construire “une carte de navigation”. Sur ce terrain, à la fois philosophique, idéologique, conceptuel, nous sommes aujourd’hui confrontés, non plus à une série d’événements, ni même à un contexte de moyen terme, mais à un changement d’époque.
En 1793, dans un “Discours à Madame La Marquise de Costa” Joseph de Maistre analysait ce phénomène : “Il faut avoir le courage de l’avouer, Madame : longtemps nous n’avions pas compris la révolution dont nous sommes les témoins ; longtemps nous l’avions prise pour un événement. Nous étions dans l’erreur : c’était une époque et malheur aux générations qui assistent aux époques du monde”. De nos jours, beaucoup de jeunes souscrivent à cette vision, modifiant seulement le pessimisme de Joseph de Maistre, en lui substituant la pensée d’un autre contemporain de la Révolution Française, le poète Hölderlin : “Dans le plus extrême péril croit aussi ce qui sauve”.
Comment décrire cette nouvelle époque, ce changement de paradigme pour parler la langue du 21è siècle ? Le type de société dans lequel nous évoluons est fondamentalement lié à l’état de ses composantes essentielles : le rythme du temps, le rapport à l’espace, l’énergie dominante, les matériaux utilisés, le système de transmission du savoir, la relation avec le vivant, le système de valeurs dominant. Dans cette perspective, trois époques depuis Charlemagne, l’une des premières tentatives de construction d’un monde européen, peuvent être distinguées : la société agraire, la révolution industrielle, et de nos jours une “civilisation de l’immatériel” Chacune de ces “époques” a été façonnée par des sauts de complexité affectant les diverses composantes. L’information et sa circulation en est l’un des exemples les plus fascinants : des 50 000 copistes du Moyen-Age dans les monastères européens qui assuraient un contrôle quasi absolu de la diffusion culturelle, à la révolution de l’imprimerie – 500 ans pour passer de la première bible imprimée en 1455 à la généralisation du support papier -, pour déboucher aujourd’hui sur “l’âge de l’accès” cher à Jeremy Rifkin – et moins de 50 ans pour voir s’imposer le règne de l’internet…
La génération Z, si vraiment il en existe une, apparaît clairement comme la première génération totalement ancrée dans ce changement d’époque. Elle y voit plus d’opportunités que de blocages, quel que soit son niveau de formation. Ces “nouveaux” jeunes y développent une mentalité d’explorateurs, de découvreurs, de co-créateurs. Le logiciel culturel des jeunes Y (20 ans vers l’an 2000) était fondé sur le concept d’”entrepreneur de soi” . Celui des jeunes Z (?) repose sur l’idée d’”invention de soi” . Ce monde, dont ils héritent, leur apparaît tel un vaste terrain de jeu. Ils possèdent pour cela parfaitement les codes de la nouvelle époque. Ce sont eux les authentiques “digital natives”. Les Y les avaient acquis au fur et à mesure de leur formation, eux les possèdent pratiquement à la naissance !.
Ils ne se sentent plus dans des logiques de confrontation et de rapport de force -celles du jeu d’échec – , ils se situent davantage dans la logique du jeu de go : leur damier, c’est l’influence, leur démarche, c’est le contrôle d’un territoire toujours plus grand, en fédérant des alliés, en jouant les réseaux, en développant l’intelligence collective, avec un objectif : envelopper, fatiguer la bête, l’user, afin de faire prévaloir leur vérité. Leur approche de la vie est clairement subversive. Leur force, c’est leur capacité rhétorique, dialectique, argumentaire. Leur atout, c’est leur maîtrise de l’art de la contagion. Ils ne cherchent pas vraiment à combattre le monde des générations qui les précèdent, ni même à le réformer. Ils le leur laissent. Ils veulent en construire un nouveau, le leur, discrètement, habilement, mais de plus en plus fermement. Un exemple : toutes ces start-up qui naissent, dans lesquelles ils mettent leur énergie, pour casser les rentes, les monopoles, les chasses gardées. Et ils n’ont pas encore investi le champ politique et son système protecteur de représentation exclusivement vertical…
Ce sont des DEMIURGES, au sens de Platon. Avec quelques interrogations, qui restent à lever, sur leur sens des limites, leur sens du lien, leur sens du but. Comme le disait Virgile en son temps : “Ils peuvent, parce qu’ils pensent qu’ils peuvent”. Mais pour quelle finalité ? La question en suspens reste celle-ci : où va les conduire leur GPS identitaire ? Mais il est clair, en revanche, que l’on ne les motivera pas sur le travail. D’abord et avant tout sur leur capacité créative qu’ils pourront exprimer et mobiliser.
Bergson avait écrit : « En parvenant à l’homme, l’évolution cosmique a engendré une espèce tout à fait originale : celle des créateurs ». Nous y sommes… Changement de paradigme, avènement d’une société de co-création, transformation des repères, … Va-t-on, comme certains le prédisent, vers des conflits générationnels ?. Il n’existe pas à ce jour d’éléments ou d’indices majeurs confortant cette hypothèse. Et, dans un certain nombre de pays européens particulièrement touchés ces dernières années par la crise, ce sont au contraire les solidarités générationnelles qui ont permis d’amortir les chocs et de tenir.
La transmission générationnelle demeure dans la famille, les entreprises et la Société globale, un « horizon indépassable ». « Ado “Z” et Maman X, … voire Y » : un petit conte – pour adultes – afin d’illustrer cette connivence générationnelle …
C’est votre ado à la maison.
Vous savez, celui qui se tient sur le canapé en position 127 degrés, comme le font les cosmonautes au décollage de la fusée. Il est devenu selon les spécialistes un être multi-tâches, l’aboutissement de quatre milliards huit cent millions d’années d’évolution de notre globe terrestre, quinze milliards d’années environ après le Big Bang.
Officiellement il révise, mais en regardant la télévision, trois chaînes en même temps. C’est un as de la zapette, passant d’une chaîne à l’autre, au gré des soubresauts et des moments creux du scenario. Son ordinateur – ou sa tablette – est aussi branché en continu. Il cherche, là aussi officiellement, de l’information, toujours pour ses cours, dix fenêtres ouvertes en même temps, passant de l’une à l’autre en moyenne vingt-cinq secondes sur chacune. Il y consulte en permanence ses mails, y répondant parfois dans l’instant – tout est tellement urgent dans sa vie numérique ! – mais surtout il communie dans la religion Facebook avec un nombre toujours grandissant d’adeptes, plus ou moins choisis, ses “amis”. Il parvient même à téléphoner, ce qui le dérange dans l’écoute, là aussi quasi permanente, de son MP 3, car il n’a pour l’instant que deux oreilles, avant la prochaine mutation génétique annoncée d’ici quelques siècles qui lui permettra une multi-écoute. Si les technologies actuelles sont toujours présentes, ce qui est bien sûr peu probable. Enfin, quelques nourritures diététiques -cacahuètes, chips, frites ou Nutella, … et autres liquides – sodas bien sucrés, bière parfois,… – traînent à ses côtés, au cas où.
Il va ainsi, dispersé, tronçonné, balloté, sans cesse interrompu, éclaté, éparpillé, azimuté… mais heureux : il est “connecté” .
En partant, vous lui glissez : “Surtout n’oublie pas de prendre le pain en revenant ce soir, je t’ai laissé de la monnaie sur la commode dans l’entrée”. Il émerge de son hébétude, en marmonnant “OK”. De toute façon, vous l’avez remarqué, il est toujours d’accord. Contester, ce serait perdre du temps, en risquant en plus une intrusion de votre part dans sa bulle. Vous pensez qu’il a intégré cette nouvelle information. Et bien non, le soir il a oublié, cela ne s’est pas imprimé.
Les chercheurs continuent à analyser les causes de ce comportement. Alors que tous les parents connaissent déjà la réponse. Votre ado appartient à la “génération du trop”. Trop de connexions, trop d’opportunités, trop de sollicitations, trop de liens, trop de possibles, trop d’informations. Le temps n’étant pas extensible, ce trop nuit à la concentration et à la mémoire. Votre ado ne sait plus hiérarchiser et, comme il navigue le plus souvent en fonction de ses intérêts à court terme, il oublie tout de suite. A moins qu’il n’aime fondamentalement le pain frais, bien sûr.
La morale de cette histoire ? Pour le pain, écrivez-lui un mail, postez-lui un message sur Facebook, envoyez un SMS sur son portable, voire déposez de votre voix la plus douce un autre message sur sa boîte vocale. Et si possible pas trop tôt dans la journée. Juste un peu avant l’heure où il va prendre le chemin pour rentrer au nid, et même, un jour très prochain – la technologie existe déjà – dix mètres avant l’entrée de la boulangerie. La baguette sera là à votre retour, largement entamée, car l’ado d’aujourd’hui est comme l’ado que vous étiez : il ne résiste pas au pain tout chaud et croustillant qui sort du four du boulanger. Et si vous adorez manger le croûton, pas de chance, il a entamé le pain par les deux bouts – “c’est ce que je préfère, Maman, tu le sais bien”.
Sincère, attachant, désarmant. Il a tout pour (vous) plaire, n’est-ce pas ? Puisque c’est le vôtre, et il est notre avenir. D’ailleurs il est en train de le construire, de façon de plus en plus autonome, en mutant lui-même. Et il faut espérer qu’il vous plaise encore davantage en vieillissant. Car, avec cette génération, le service après-vente a tendance à perdurer !
Quant à vous parents, et surtout grands-parents, ne faites pas les fiers et les donneurs de leçons – un peu bien sûr, mais pas trop. Vous aussi vous oubliez parfois le pain, mais malheureusement pas pour les mêmes raisons…
Ce texte de Patrick Lemattre, a fait l’objet d’une publication dans l’ouvrage « Renaissances. Le Plaisir d’Entreprendre » APM. Groupe EYROLLES. Paris 2015. Patrick LEMATTRE, après des études musicales (piano-jazz), de sociologie (Sorbonne) et de gestion (HEC), a centré son projet professionnel sur l’analyse des courants socioculturels, leurs impacts sur les comportements professionnels et leur prise en compte dans les pratiques de management des entreprises.
A côté de ce premier champ de compétences, après une année passée à l’Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale, il développe également des travaux dans le domaine de la géopolitique, en particulier sur le thème des stratégies d’influence et de la psycho-polémologie.
Il est aujourd’hui Professeur Emérite à HEC Paris et exerce également le métier de conférencier.
©Jelleke Vanooteghem
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