A l’occasion de la 26ème Université Hommes-Entreprises, le CECA publie un entretien croisé entre le médiatique philosophe François-Xavier Bellamy (auteur du best-seller « Demeure ») et le philosophe américain Matthew B. Crawford (auteur de l’ « Eloge du carburateur », ouvrage de référence en France sur le sens du travail) invité de cette édition sur la quête de sens.
L’entretien a été réalisé par Etienne Boulet, étudiant en philosophie et sciences politiques, chargé de mission pour cette Université.
(photo JM Laugery – UHE 2016)
FX Bellamy – Il me semble que la difficulté de notre époque demeure dans ce que le changement est devenu un but en soi. Au fond, dans le monde de l’entreprise, comme dans le reste de notre vie, nous sommes imposés à cette injonction permanente : « il faut changer », « changer parce que le monde change », changer pour se mettre au goût du jour, changer pour ne pas sortir de l’Histoire, pour ne pas se mettre en marge, mais au fond sans que jamais nous ne sachions vers où ce changement nous conduit et quel est le sens des mouvements que nous sommes contraints d’adopter. Et peut être effectivement cette lacune produit-elle une inquiétude intérieure, un vide intérieur, une quête de sens. Je crois qu’effectivement nous avons besoin de retrouver un sens, le sens de ce changement. Pour cela, il faut que quelque chose demeure, qui puisse être un but pour nos mouvements.
M Crawford – Dire que nous sommes condamnés au changement, c’est se soumettre au discours idéologique qui nous fait croire que nous sommes impuissants et qu’il faut résolument s’adapter pour ne pas disparaitre. Les leaders mondiaux de la technologie et des médias donnent à voir un futur transformé comme s’il s’agissait non pas simplement d’un pronostic, mais bien de la réalité à venir, de la simple observation du changement naturel des choses. Dans ce sens, nous sommes invités à voir dans ces mutations extrêmes rien d’autre qu’un changement naturel. Si vous remettez en cause cette fatalité, ce soi-disant cours naturel des choses, vous êtes considérés comme un réactionnaire/nostalgique.
FXB – Il me semble qu’il y aurait deux erreurs contradictoires, mais qui paradoxalement s’alimentent l’une l’autre. Une première erreur serait le pessimisme qui consiste à croire que, par définition, tout ira moins bien demain. Une autre erreur serait une forme d’optimisme forcené qui consiste à proclamer que, par définition, tout ira forcément mieux demain. La vérité de nos existences, et vous parlez du monde de l’entreprise mais c’est vrai pour nos vies personnelles, c’est le vertige de la liberté, c’est-à-dire que nos vies sont entre nos mains, qu’elles seront ce que nous en ferons, pour le meilleur, ou pour le pire. Et il me semble que la bonne attitude serait celle qui consiste à tenter de comprendre vers où nous nous dirigeons, de faire partager ce but, et de pouvoir montrer que oui, nous avons quelque chose à gagner, dans le fait de se diriger vers ce qui serait meilleur pour chaque personne, ou bien pour un collectif quel qu’il soit comme l’entreprise, vers ce qui serait plus juste, vers ce qui permettrait une plus grande capacité d’agir, de créer, d’inventer, au service de l’humain en nous. Et je crois qu’à ce compte-là, oui nous pouvons adopter cette magnifique vertu qu’Aristote décrit comme étant la prudence, qui consiste à prendre soin de la réalité avec ses complexités, à ne pas la brusquer, ne pas détruire ce qu’il y a de bon à transmettre, ce qui mérite d’être entretenu, mais aussi de faire en sorte d’apporter notre contribution à l’état de cette réalité qui pourrait trouver quelque chose pour l’enrichir et l’augmenter encore.
MC – Cette question est vertigineuse. L’histoire connait de nombreuses situations où le corps social se défaisait. La situation actuelle ressemble-t-elle d’avantage à Weimar ou aux ghettos des villes défavorisées aux Etats-Unis dans les années 1960 ? Certains parlent de cataclysme pour définir la situation actuelle. La différence semble reposer aujourd’hui dans ce que la violence verbale s’est généralisée à l’intégralité du corps social via les médias. Dans le même sens, les politiques sont devenus, d’une part, les chantres de la négation ou d’autre part, poursuivent la tentative désespérée de montrer que nos institutions demeurent légitimes.
FXB – Le monde dans lequel on est, a fixé comme impératif le changement, mais aussi l’action. Nous vivons dans un monde d’activisme où il faut non seulement agir mais montrer que l’on agit et parfois même d’une certaine manière se noyer dans le flux de l’activité permanente. En réalité il me semble que l’action ne trouve tout son sens que dans la pensée, la pensée de ce que nous savons du monde, la pensée de ce sur quoi nous nous interrogeons, et dans la pensée de ce vers quoi nous voulons nous orienter, ce qui oriente notre action. Et c’est la raison pour laquelle il semble nécessaire de retrouver l’équilibre entre l’action et la pensée.
Je vois aujourd’hui le succès de toutes les activités qui tournent autour de la méditation, le fait de redécouvrir ce que nous sommes, de redécouvrir l’existence même d’un monde autour de nous, qui mérite d’être observé, qui mérite d’être admiré, qui mérite qu’on tente de le comprendre et de le connaître… c’est ce que fait aussi la philosophie, à son humble mesure, tenter de s’interroger, sur la réalité des choses, et cela suppose cette magnifique liberté que les grecs appelaient la schole, le loisir, l’otium des romains, le fait de sortir de l’action, de rompre un moment avec l’impératif de l’efficacité, de la rentabilité, de prendre le temps de s’extraire du flux perpétuel, pour tenter de penser, et effectivement de s’émerveiller du monde.
MC – Il n’y a qu’en agissant que le sens d’une situation complexe devient plus clair. Ce dont nous avons besoin, c’est l’esprit de personnes pragmatiques, et non seulement visionnaires ou idéalistes. Les visionnaires centrés sur le capitalisme, peuvent causer des dégâts effroyables à une société, transformant un projet ou une innovation en une manière obligatoire de vivre.
FXB – Au fond, pour pouvoir comprendre le monde dans lequel nous vivons, nous avons besoin d’une culture, d’un langage, et cet étonnement, cette capacité d’observer et de comprendre, elle suppose précisément, une culture qui nous précède. Maitriser son destin suppose d’abord de recevoir des autres, ce qui peut nous permettre de cultiver notre propre liberté intérieure. Bien sûr, il y a dans la jeune génération une créativité, une envie de changer le monde, et tout cela est évidemment bon et nécessaire mais il faut que cette créativité, pour être vraiment accomplie et mûrie, puisse s’alimenter de la source que représente cet héritage qui nous précède. J’enseigne la philosophie, et comme enseignant en philosophie, je le vois tous les jours avec mes étudiants, c’est lorsque nous pouvons découvrir des textes d’auteurs qui ont parfois 24 siècles d’histoire que nous pouvons mieux comprendre et mieux penser les questions les plus actuelles de notre propre vie personnelle, et de notre vie collective, et c’est, je crois, un bel enseignement, au fond, qu’il n’y a de liberté véritable, et même de liberté nouvelle, de capacité d’inventer, que si elle s’enracine dans un héritage dans lequel nous puisons la sève pour pouvoir nous projeter vers l’avenir.
MC – Les jeunes doivent apprendre l’histoire. Non seulement les traditions de la civilisation occidentale, mais aussi l’ensemble des catastrophes sociales qui se sont déchainées les deux siècles derniers par des idéalistes animés de diverses formes d’utopies rationnelles. Apprendre l’histoire nous révèle les conséquences de la folie humaine. Plus que jamais, nous avons besoin de renouer avec le sens tragique de la vie. Car en effet, nous sommes prisonniers de rêves irréalistes brisés qui conduisent inévitablement à une nouvelle forme de nihilisme.
photo de couverture: Ch de La Chaise, Université DRO – juin 2019
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