Lettre ouverte aux dirigeants.

par Isabelle Scuiller– 

consultante en transformation des entreprises

Depuis une vingtaine d’années, nous ne cessons d’entendre des expressions telles que :

 « conduire le changement », « accompagner le changement », « résistance au changement », …

Les salariés: des exécutants

Derrière ce postulat se cachent à mon point de vue deux partis pris erronés, et qui sont malheureusement largement répandus dans l’inconscient des entreprises :

– Les salariés ne seraient que des exécutants, récalcitrants voir incapables de faire plus, mieux ou différemment. Il est donc nécessaire de les « accompagner » ou de les « conduire » car ils n’y arriveraient pas tous seuls.

– le changement devrait être défini par le haut et mis en œuvre par le bas 

Cette vision purement cartésienne de « donneurs d’ordre » d’une part qui définissent la stratégie et les changements nécessaires et « d’exécutants » d’autre part qui appliquent les consignes (ou pas) est très ancienne et correspond traditionnellement à la posture du « Patron » et des « Ouvriers ».

En haut ; la tête (à savoir le dirigeant et le Comex, (éventuellement assisté de consultants de haut niveau) définit la stratégie et les « changements » à mener pour atteindre les nouveaux objectifs : nouvelle organisation, nouveaux process, nouvelles valeurs (intrapreneuriat, innovation, client first). Les autres, en dessous, doivent appliquer ces nouvelles orientations, changer leur manière de faire pour décliner dans l’opérationnel la nouvelle stratégie. Ils sont liés par leur contrat de travail et rémunérés pour exécuter les décisions de l’équipe dirigeante.

le dirigeant: en haut du donjon

J’ai récemment eu une discussion avec un membre du COMEX d’un grand groupe qui justifiait cette vision par le fait que leur dirigeant était le plus brillant d’entre eux. C’est un visionnaire, et sa position, en haut du donjon de l’entreprise, qu’il est le seul à occuper lui offre la meilleure vision sur ce qui va se passer et donc sur la stratégie à adopter ;

C’est assez facile en effet de se représenter le capitaine du navire, qui sans monter en haut du mât sait exactement ce que tout le monde doit faire pour changer de cap et adapter les voiles en fonction des conditions extérieures.

Dans une organisation de taille modeste (jusqu’à 11 salariés), le dirigeant peut facilement partager sa vision, savoir précisément ce que fait chacun, savoir comment chacun peut adapter sa manière de faire pour évoluer dans ses fonctions et dans ses tâches. Il évalue aussi aisément ce que le changement va avoir comme impact sur les tâches et l’organisation actuelles :

Prenons l’exemple d’une petite PME de location d’outillage. Le dirigeant souhaite digitaliser sa relation client en permettant la réservation et le paiement en ligne. Cette décision stratégique commerciale va faire bouger pas mal de lignes en interne : la DSI va prendre le dessus en termes d’organisation, les chargés de clientèle vont changer de métier : de la prise de rendez-vous à du conseil, parfois en ligne par l’intermédiaire d’un chat. La comptabilité va voir beaucoup de ses tâches automatisées et les personnes en charge de la remise du matériel aux clients vont devoir être formés et familiarisés avec les outils informatiques. En même temps, il va falloir gérer une nouvelle sorte d’imprévu, les « bugs » et garder son calme devant un système qui parfois va planter.

Dans une PME, on peut avoir une vision relativement complète des bouleversements d’une telle démarche. La chaîne de la relation client est courte, les rôles sont clairement identifiés, on limite ou arrête les autres projets de changement en cours pour consacrer les ressources à celui-ci, et normalement les choses devraient bien se passer.

digitaliser la relation client

Si nous changeons d’échelle, et que nous voulons aborder le même objectif : « digitaliser la relation client » dans un grand groupe, on se rend compte de l’immensité du chantier. Nous ne pouvons pas faire comme dans une PME, le dirigeant prend une décision stratégique et l’équipe s’adapte.

Le changement est en soi une tâche immense, il ne suffit pas de choisir la bonne stratégie et de chercher à l’imposer. Les bouleversements technologiques actuels ont fait évoluer les attentes du client à grand vitesse, et il est extrêmement difficile pour les organisations complexes de suivre ce rythme accéléré. C’est la raison pour laquelle depuis près de 20 ans, ces grands groupes sont en réorganisation permanente,

Prenons l’exemple de La Poste, l’anticipation des changements à faire (par exemple proposer des livraisons en 4 heures pour s’adapter aux nouvelles exigences des consommateurs) doit se faire avec 18 voire 24 mois d’avance. Récemment, ils ont proposé à leurs clients la livraison le Dimanche. Je vous laisse imaginer tout ce qu’il faut faire pour en arriver là : les syndicats, les plannings, les recrutements, ouvrir les entrepôts, modifier les systèmes d’information, etc…

Au-delà de ces évolutions de planning de livraison, le groupe La Poste aujourd’hui ne cesse de se réinventer et de réadapter sa stratégie. Je cite son Président Philippe Wahl :

 « Pour moi, le postier ou la postière qui entre dans les fermes ou les appartements pour distribuer une lettre, remettre un mandat ou un colis, c’est d’abord quelqu’un qui entre chez quelqu’un. Cette capitalisation dans la relation à l’autre, unique dans l’histoire économique française, est un capital inouï pour permettre au Groupe La Poste de faire face avec succès aux défis que sont « territorialité », « vieillissement de la population » et « digitalisation ».

Cette stratégie parait totalement pertinente. A l’heure des revendications des territoires ruraux et périphériques, du besoin de maintien à domicile des personnes âgées et de la demande de lien social, le rôle du postier peut être celui de répondre à ces nouveaux enjeux de la société moderne. Maintenant, faites l’exercice d’en discuter avec votre facteur. Je ne suis pas sûre qu’il soit aussi enthousiaste que son Président. Ils sont aujourd’hui plus que jamais soumis à une logique de rentabilité, comme toute entreprise privée, ils doivent parcourir des distances de plus en plus grandes. Les « gens », c’est-à-dire les clients, et notamment les personnes âgées leur reprochent de ne plus prendre le temps et de discuter. Le lancement de l’offre « Veiller sur mes parents », qui a en fait monétisé cette relation humaine a connu un écho défavorable dans la presse et auprès des syndicats, même si, encore une fois tout cela part d’une vision correcte et de créer une nouvelle valeur à partir de ce qu’on est et de ce que l’on a.

La Poste est sans doute un exemple extrême, c’est une entreprise de plusieurs siècles qui compte 250 000 salariés et plus de 250 métiers différents ; mais c’est l’ensemble des grands groupes qui sont confrontés à ce qu’ils croient être de la « résistance au changement » ; c’est-à-dire que ça ne bouge pas aussi vite qu’ils le souhaiteraient.

Mon analyse après plus de 15 ans au service de l’innovation dans les grands groupes est que cette « résistance au changement » est en fait la résultante de deux éléments majeurs :

– Une contradiction forte entre leur culture, leur ADN et la nouvelle stratégie proposée. Comment abandonner ce qui nous a fait vivre depuis un demi-siècle ? Comment faire évoluer un fonctionnement qui a fait notre succès ? Comment maintenir ou développer notre chiffre d’affaires et en même temps s’auto-disrupter avant que les autres ne le fassent ?

– Un manque de déclinaison opérationnelle et concrète des changements d’orientation et de conditions de mise en place de ces changements. Comment, moi, en charge de la relation client pour tel opérateur de téléphonie je dois devenir plus agile ? plus à l’écoute du client ? Qu’en est il de mes objectifs annuels qui m’ont été transmis lors de mon dernier entretien ? Comment concilier une performance chiffrée (pas d’appels de plus de 12 minutes, moyenne de 40 réponses à l’heure) avec une haute satisfaction client ?

C’est lorsqu’on descend au plus près du terrain qu’on comprend toute la difficulté à laquelle sont confrontés les équipes et leur manager au quotidien. Ils sont pris en étau entre deux injonctions paradoxales :

–          Soyez innovants ! soyez au service de votre client ! de l’audace ! du plaisir ! (et débrouillez vous de savoir comment)

–          Faites vos objectifs annuels, faites mieux que l’an dernier, avec si possible un budget réduit de 5% (les temps sont durs).

 

La mission des consultants, des dirigeants n’est donc ni de « conduire » ni « d’accompagner » le changement mais de rendre possible une transformation profonde de la culture de l’entreprise en permettant à chacun des membres d’y prendre part. La vision doit être coconstruite en prenant (vraiment) en compte les réalités auxquelles se confrontent tous les jours vos équipes et leur savoir. Ils sont les experts de leur métier, ce sont eux qui connaissent le mieux vos clients, il ne vous reste qu’à créer les conditions les plus favorables à l’expression constructive et collective de cette connaissance.

4 conseils pour réussir la transformation d’une organisation:

Cette transformation n’aboutira que si vous créez et maintenez les conditions nécessaires à sa réalisation :

  •  Arrêtez d’empiler les priorités les unes sur les autres. Sachez mettre fin de manière formelle aux projets qui n’ont pas les résultats attendus et dégager des ressources pour des activités non productives mais prospectives en lien avec votre activité pour identifier de nouveaux axes de création de valeur
  • Créez une « sureté émotionnelle » (psychological safety) pour vos équipes afin qu’elles deviennent force de proposition. Cet élément est ressorti clairement de l’étude Aristotle menée par Google en 2016 comme un élément phare des entreprises qui réussissent.
  • Changez vous-même de posture, en passant de la position de décideur infaillible à celle de garant d’une entreprise agile et évolutive
  • Outillez et formez vos collaborateurs à des méthodes plus collaboratives et plus agiles pour éviter de retomber dans les écueils de l’ancien monde : les silos, la réunionite aiguë, et le « on a déjà essayé et ça n’a pas marché ».

Les bonnes résolutions sont faciles à prendre mais difficiles à maintenir. Les vieilles habitudes reviennent vite et le changement de culture ou de modèle mental ne se décrète pas. Votre rôle est de veiller à ce que chacun puisse être responsable pleinement de ces actes, puisse proposer des idées et les tester si elles sont prometteuses et favoriser l’intelligence collective de l’ensemble de vos collaborateurs pour gagner en efficacité et en valeur. 

 

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